« Doit être incorporé » et « paiement seulement aux incorporés »… Des entreprises de transport ne se gênent pas pour exprimer leur préférence pour les « chauffeurs inc. » quand elles recrutent en ligne, a constaté La Presse. Qualifié de fléau par l’industrie, ce modèle permet à des sociétés d’éviter de payer certaines taxes et d’offrir des services au rabais.
Publié à 5h00
De simples visites sur des sites comme Kijiji et Indeed permettent de constater que la plupart des offres d’emploi affichées comportent une mention précise sur la nécessité, pour le candidat, d’être « incorporé », même s’il s’agit d’un poste à temps plein où l’on ne demande pas au candidat d’être propriétaire de son équipement.
La Presse a joué le rôle d’un chauffeur à la recherche d’un gagne-pain.
« On en a deux [chauffeurs] qui sont sur le payroll [la masse salariale] et tous les autres sont incorporés, c’est beaucoup plus simple pour nous », explique Isa lleri, identifié comme la personne à contacter chez Ilco Transit dans une offre d’emploi mise en ligne sur Kijiji il y a un peu plus d’une semaine.
Dans son offre, l’entreprise indique clairement offrir 74 cents par « mile » parcouru à un chauffeur incorporé. Au cours de la conversation, M. Ileri précisera que la rémunération est d’environ « 63-64 cents » par mile pour un employé salarié en bonne et due forme.
Informé des démarches de La Presse au cours d’un deuxième appel, ce dernier a nuancé ses propos.
Non, je n’avais pas dit que c’était plus simple, mais plutôt au choix du chauffeur. Nous, ça ne nous dérange pas. On ne donne aucune obligation à nos chauffeurs. C’est un peu comment le marché fonctionne. Si ça changeait et que tout était en payroll, on ne serait pas contre ça.
Isa lleri, Ilco Transit
Ilco a également fourni d’autres explications par courriel. L’entreprise a évoqué une « zone grise » dans la classification des employés dans l’industrie. Son directeur de la comptabilité, Hazar Baran, affirme qu’Ilco offre une rémunération à ses chauffeurs indépendants qui fait en sorte que l’entreprise n’avait « aucun avantage à avoir » un employé indépendant plutôt qu’un salarié en bonne et due forme. Les entreprises de transport qui respectent le cadre en vigueur ne sont pas d’accord (voir autre texte).
Classification erronée
Dans l’industrie, les « chauffeurs incorporés » n’ont pas besoin de présentations. Ils ne possèdent aucun équipement et ne vendent que leurs services auprès d’un client unique. Il ne s’agit pas de voituriers-remorqueurs, qui sont, par exemple, propriétaires d’un tracteur. Ces derniers sont des entrepreneurs et des travailleurs autonomes aux yeux du fisc.
Quand un chauffeur est-il considéré comme un employé ?
• Son employeur exerce un contrôle sur son travail : horaires, itinéraires, lieu de travail.
• L’entreprise procure l’équipement nécessaire : le camion et la remorque.
• Le salarié ne court pas de risque financier : il n’assume pas le coût du travail à refaire.
• Le travailleur est intégré à l’entreprise : le logo de la société est apposé sur le camion et sur les autres outils.
Source : gouvernement du Canada
Cette pratique dénoncée par l’industrie permet à l’entreprise fautive ayant recours au modèle de réaliser d’importantes économies. Le donneur d’ouvrage n’a pas à payer les cotisations sociales, comme celles du Régime des rentes du Québec et de l’assurance-emploi.
En d’autres termes, il ne verse pas d’avantages sociaux et n’assure pas de protections de base du travail. En échange, le tarif horaire ou en fonction du kilométrage offert par l’entreprise est généralement un peu plus élevé.
Cool ALTS Transport, qui exploite quatre tracteurs, selon son propriétaire, a pourvu son poste affiché dans les jours suivant l’appel initial de La Presse.
Pourquoi des chauffeurs incorporés ?
« C’est mon comptable qui m’a dit d’embaucher [de cette façon], répond Julio Sabosan Sathiaseelan, de Cool ALTS Transport, lorsque La Presse s’identifie en lui demandant pourquoi il recrutait des chauffeurs incorporés. Je vais discuter avec mon comptable et je vais essayer d’en savoir un peu plus en détail, moi aussi. Mon comptable m’a dit d’embaucher comme ça, ça va être plus facile. »
Le propriétaire de quatre tracteurs a par la suite mis fin à l’appel.
Ce modèle de plus en plus répandu est vivement critiqué par l’Association du camionnage du Québec (ACQ) et ses homologues dans le reste du pays. Elles crient à la concurrence déloyale en faisant valoir que ce stratagème permet aux sociétés de réaliser d’importantes économies et de soumissionner de manière offensive sur des appels d’offres, ce qui nuit aux transporteurs qui respectent les règles en vigueur. De grands acteurs de l’industrie comme TFI International et Groupe Robert n’en peuvent plus (voir autre texte).
Pour leur part, ces prétendus entrepreneurs qui travaillent pour une seule entreprise et qui n’exercent aucun contrôle sur leurs horaires se trouvent dans une situation risquée. Ils ne bénéficient pas de droits tels que l’indemnisation des accidents de travail, les heures supplémentaires, les congés payés ainsi que les congés parentaux. Selon l’ACQ, les travailleurs temporaires sont particulièrement vulnérables parce qu’ils ne connaissent pas toutes les règles du cadre fiscal en vigueur ainsi que les avantages du filet social.
Selon l’Association du camionnage du Québec (ACQ), qui a préparé des modélisations en collaboration avec le cabinet Cain Lamarre, quelque 2 milliards de cotisations de toutes sortes ont échappé à l’État québécois en raison du modèle « chauffeur incorporé » depuis environ une décennie.
Lisez « Jusqu’à 2 milliards ont échappé à l’État »
Recrutement hybride
Ailleurs dans l’industrie, on semble jouer sur deux tableaux. Dans son annonce sur Kijiji, National Transport précise que le candidat « doit être incorporé ». Au bout du fil, le chef des opérations Sunny Sanghera est moins tranchant.
« Tu peux rentrer sur le payroll, dit-il, au cours de la conversation initiale avec La Presse. De plus en plus, c’est le payroll. »
Pendant l’appel en suivi, M. Sanghera affirme que « beaucoup de chauffeurs qui travaillent en ville sont incorporés » en ajoutant que ce sont ces derniers qui demandent d’être rémunérés ainsi.
« Ils travaillent deux mois ici, après ça, ils vont à une autre place, dit-il. Quand un chauffeur reste plus longtemps, on les fait changer pour les mettre sur le payroll. »
Informée de la diffusion à grande échelle d’offres d’emploi où l’on précisait être à la recherche de « chauffeurs incorporés », l’ACQ n’a pas caché son étonnement.
Nous condamnons ce subterfuge de fraude fiscale qui prive les camionneurs des protections sociales de base et qui constitue un désastre concurrentiel déloyal auprès d’entreprises qui travaillent de façon réglementaire.
Marc Cadieux, président-directeur général de Association du camionnage du Québec
En décembre dernier, ce dernier a reçu une lettre du ministre du Travail, Jean Boulet, qui indiquait que la « réflexion » du gouvernement Legault « au sujet de ce stratagème » progressait. Cette analyse se poursuit afin de déterminer « quelle serait la meilleure manière de modifier le cadre législatif », a indiqué le Ministère, par courriel, à une question destinée à savoir où en était la « réflexion » gouvernementale.
Le budget fédéral de 2023 prévoyait un financement pour modifier le Code canadien du travail afin d’améliorer la protection de l’emploi des travailleurs sous réglementation fédérale en renforçant les interdictions de classification erronée des employés. Ce changement se fait toujours attendre. L’automne dernier, l’Agence du revenu du Canada avait déployé le deuxième volet d’une campagne de sensibilisation sur le thème de la classification des employés.
Sans surprise, cela est jugé insuffisant par l’industrie du camionnage.
En savoir plus
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- Entreprises de transport routier de marchandises avec employés
source : camo-route
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- Nombre d’employés dans le secteur du transport routier
source : camo-route
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